Le sommeil, un luxe de l'évolution?
« Mourir ; dormir; dormir,
rêver peut-être. c'est là l'obstacle. »
Hamlet (1601), III, 1, Shakespeare
Voici seulement 70 ans que
l'étude scientifique du sommeil a commencé. Les premiers
travaux ont précisé la structure du sommeil chez l'homme
ainsi que chez certains animaux, mais l'utilité de ce
comportement reste encore discuté, bien que son importance
dans les processus de mémorisation et de développement du
cerveau ne fasse plus de doute. Son origine, quant à elle
reste obscure, car le sommeil n'a véritablement été observé
que chez les animaux homéothermes (mammifères et oiseaux).
Un de ses intérêts pourrait être de diminuer les risques de
rencontre inopinée avec un prédateur au moyen d'une
inconscience périodique. Nous discuterons cette hypothèse,
ce qui sera l'occasion d'examiner de plus près cet
énigmatique comportement auquel les humains consacrent
trente années de leur vie...
A la suite des travaux du
neurophysiologiste A.L. Loomis, dès 1937, l'utilisation de
l'enregistrement de l'activité électrique du cerveau au
moyen de l'électro encéphalo graphe (ECG) permit de
subdiviser le sommeil en plusieurs phases successives.
D'autres scientifiques (en particulier E. Aserinsky, mais
aussi le français M. Jouvet, en 1961) établirent la
cartographie du sommeil et mirent en évidence l'existence
d'une phase particulière, dite sommeil paradoxal,
caractérisée par une activité cérébrale intense, phase
active du sommeil longtemps assimilée aux rêves alors que
des travaux plus récents ont montré qu'environ un rêve sur
5 peut se dérouler en dehors de cette phase. Mais si les
humains rêvent, qu'en est-il des autres animaux ?
Une
activité à poil et à plume
Le sommeil tel que nous le
connaissons n'existe que chez les mammifères et les
oiseaux. Ce n'est donc pas une généralité biologique, bien
que des signes de périodes de réactivité diminuée aient été
mis en évidence chez les insectes, par exemple.
Il est toutefois difficile,
chez les animaux dont l'activité est fonction de la
température, de faire la différence entre un ralentissement
métabolique général et son corollaire, une hypoactivité, et
un comportement bien défini assimilable à une modification
comportementale correspondant au sommeil. Cette difficile
distinction entre l'inconscience et les divers sommeils se
retrouve même chez les mammifères, en particulier dans les
espèces pratiquant l'hibernation: la
diminution de la température centrale, et donc le fort
ralentissement du métabolisme, permet à de rares espèces de
survivre l'hiver sans avoir besoin de nourriture. Ces
animaux entrent en hibernation dans un état différent du
sommeil: alors que les périodes de sommeil
« classique » s'allongent, l'activité cérébrale
caractérisant le sommeil paradoxal va en s'amenuisant.
Lorsque la température de l'animal devient inférieure à 25
°C, un phénomène étonnant se produit: l'EEG devient plat
(1),
ce qui, chez l'homme, est considéré comme un signe de la
mort cérébrale... Cet arrêt de fonctionnement du cerveau
peut durer plusieurs jours (car, contrairement à la
légende, un hibernant ne reste pas inactif plusieurs mois:
il se réveille périodiquement, sa température remontant à
la « normale » avant de replonger en hibernation
pour quelques jours de plus). Toutefois, même le sommeil le
plus classique joue un rôle dans l'économie d'énergie de
l'organisme, ses
premiers cycles s'accompagnant d'une diminution de la
température corporelle ainsi que d'une réduction de la
consommation de glucose et de dioxygène par le cerveau. On
peut donc supposer que l'hibernation a pu apparaître à
partir d'une sélection des individus et espèces développant
ce caractère économique du sommeil, et aboutissant
secondairement à une réduction importante de la température
centrale aux effets bénéfiques (et dont l'étude et
l'application chez les humains permettraient de grandes
avancées dans de nombreux domaines tels que la conservation
des greffons, la chirurgie ou
l'anesthésie).
Pour découvrir si le sommeil
existe en dehors des espèces (mammifères et oiseaux) où sa
présence est triviale, il est nécessaire de faire appel à
des marqueurs physiologiques qu'il sera plus facile
d'identifier dans l'éventail du vivant. Parmi ces
marqueurs, l'expression différentielle de certains
gènes a pu être mis en évidence dans de nombreuses familles
animales où se rangent les modèles favoris des chercheurs:
des poissons (dont le poisson-zèbre), des vers nématodes
(caenorhabditis elegans) et des insectes (mouches
drosophiles).
Toutefois ces résultats restent très isolés, et il existe
de fait fort peu, voire pas du tout, d'études exhaustives
montrant la généralité du sommeil. Certains animaux se font
un malin plaisir d'échapper à la loi commune, ce qui motive
une question dont la réponse est loin d'être claire: quels
sont l'origine et l'intérêt du sommeil en tant que
comportement ?
Un repos actif
Chez les mammifères, la
cause est entendue: des rats privés de sommeil meurent en 2
à 4 semaines, et cette privation, chez d'autres animaux,
entraîne toujours des effets délétères. Toutefois, cette
mort (qui n'a pas été observée dans d'autres espèces de
mammifères) est elle réellement due au manque de sommeil où
à l'accumulation de stress causé par les méthodes empêchant
l'endormissement ?
Chez les humains, une maladie
extrêmement rare, l'insomnie fatale familiale, permet de
donner quelques pistes pour résoudre ce dilemme. Découverte
dans les années 80 en Italie, elle se manifeste par une
insomnie qui est « compensée » pendant la veille,
par la poursuite d'activité liée au sommeil: rêves éveillés
(hallucinations) et recherche de repos compensateur. La
maladie s'accompagne de quelques troubles moteurs puis
évolue rapidement vers un état démentiel, la mort survenant
rapidement après le déclenchement de la maladie, le plus
souvent après l'âge de 50 ans. Cette affection fait partie
des maladies à prions, comme la tristement célèbre
encéphalopathie spongiforme (la maladie de
Creutzfeld-Jacob), ce qui pourrait laisser penser qu'une
des fonctions du sommeil serait d'éliminer des produits
toxiques accumulés pendant l'état de veille dans le système
nerveux. La fonction « antistress » serait alors
majoritaire.
Que ce soit à la suite de maladie ou de façon
expérimentale, il est clair que la privation de sommeil
aboutit à des épisodes d'altération de l'état de veille
chez de nombreuses espèces de mammifères (mais aussi chez
certains poissons). L'activité cérébrale montre en effet,
durant la veille, des ondes correspondant au sommeil, et
ce, pendant 10 % du temps, chez les rats par exemple. Chez
les humains privés de sommeil (le « record »
étant de 11 jours), les mêmes phénomènes semblent se
produire.
Le sommeil
fractionnaire
Cette modification du fonctionnement de
cerveau privé de sommeil pourrait également ne concerner
que certaines zones de celui-ci, qui se mettraient alors, à
tour de rôle, en état de sommeil « local »,
fractionnaire. Cette activité ne toucherait que certains
territoires (voire seulement certains groupes de neurones)
du cerveau. Une période de 24h semble être le maximum
pendant lequel l'activité à l'échelle cellulaire ne
manifeste pas de comportement de sommeil, ce qui souligne
le lien entre ce dernier et le rythme circadien,
déterminisme interne lié au fonctionnement du cerveau et
qui montre l'existence d'un cycle de 24,5 h dans l'activité
cérébrale (ce rythme étant distinct de celui de
l'alternance jour/nuit, sujet à de fortes variations selon
les latitudes, et se retrouvant inchangé chez des individus
soustraits aux influences extérieures par des expériences
d'isolement temporel). Cependant, anatomiquement, le
contrôle de ce rythme est réalisé, chez les mammifères, par
une partie du cerveau (les noyaux suprachiasmatiques,
coincés entre l'hypothalamus et l'hypophyse) qui reçoit des
influx nerveux en provenance de la rétine; ce qui
permettrait simplement de synchroniser « l'horloge
interne » avec le milieu externe, mais n'aurait pas de
rôle dans le déclenchement du comportement de sommeil, de
certaines zones du cerveau. En effet, les noyaux
suprachiasmatiques, entre autres, demeurent actifs et
déclenchent, vers 3h du matin, la production de l'hormone
hydro-cortisone, qui augmente la libération de glucose dans
le sang par les glandes surrénales de façon à ce que
l'organisme, au réveil, dispose des ressources énergétiques
nécessaires.
Le sommeil fractionnaire,
répartit à tour de rôle dans plusieurs sites cérébraux,
pourrait être à l'origine d'une des caractéristiques les
plus étonnantes du fonctionnement des cerveaux les plus
complexes: l'étrange sommeil des cétacés en général et des
dauphins en particulier.
Moby sleep
Les cétacés respirant comme vous et moi, il
leur est difficile de s'endormir tranquillement sans se
noyer. De plus, leur respiration est volontaire (si l'on
endort totalement un dauphin, il meurt asphyxié). Il leur
est donc indispensable de rester perpétuellement éveillé,
ce qui semblerait démontrer que le sommeil n'est peut-être
pas indispensable. L'évolution a toutefois trouvé une
parade, et je pense ne pas trop m'avancer en proposant
qu'elle a sélectionné des traits inhérents, au départ, au
sommeil fractionnaire disséminé dans certaines zones du
cerveau des animaux contraints de rester éveillés: de
nombreux mammifères marins (globicéphale, dauphins, dugong),
présentent un sommeil dit unilatéral: une moitié de leur
cerveau somnole alors que l'autre reste en éveil, puis les
rôles s'inversent. Ainsi, L'EEG d'un hémisphère présente
des ondes lentes caractéristiques du sommeil (et l'oeil qui
lui correspond est fermé) alors que l'EEG de l'autre
hémisphère présente une activité normale pour un état de
veille. Toutefois, ce comportement n'est pas permanent:
certains dauphins adultes peuvent rester éveillés à 100 %
pendant quelques jours, mais ces études, réalisées par S.
Ridgway (2) montrent de grandes variations individuelles et
n'ont été réalisées que sur des effectifs limités. A
contrario, certains animaux semblent développer un sommeil
« total » pendant quelques heures (reste à
préciser alors comment ils respirent), ce qui montre que le
schéma classique du sommeil unilatéral (20 à 30 mn
d' »hémisommeil », puis permutation du rôle des
hémisphères cérébraux) est susceptible de larges
variations. Ces modifications ont aussi été observées chez
les dauphins dits « ambassadeurs » qui
s'attachent pour un temps à la compagnie des
humains: Dolphy, qui était présent dans le port de
Collioure dans les années
90, pouvait parfois dormir sans bouger (alors que
les dauphins sont, « normalement », toujours en
mouvement) en 1994, alors que deux ans plus tôt, son
sommeil présentait tous les caractères de ses confrères
« sauvages ». Il est possible que cet animal ait
eu besoin, au final, de moins de repos, car ce dernier
devenait de plus en plus « réparateur » dans son
nouvel environnement.
Le mode de repos cérébral des cétacés peut
également fluctuer fortement pendant la vie de l'animal:
chez les Orques et les dauphins, l'équipe de Jerry
Siegel (3), a établi qu'après l''accouchement, les mères et
leurs petits ne dormaient pas. Cet éveil permanent favorise
le maintient de la température corporelle (les jeunes
n'étant pas encore assez gras) mais également la détection
de prédateurs éventuels et le développement du cerveau,
selon un mode qui semble de prime abord opposé à celui des
nouveaux nés en milieu terrestre, qui eux utilisent au
contraire le sommeil pour la maturation de leur système
nerveux.
Par ailleurs, il semble bien
que le repos (si c'est bien un repos) ne s'accompagne pas
en apparence, chez le dauphin du moins, de la phase
particulière de sommeil paradoxal. On pourrait croire que
les mammifères marins ont dû perdre cette capacité à la
suite des contraintes de leur milieu, mais d'autres
mammifères marins, comme les phoques, possèdent toujours
des phases de sommeil paradoxal, et cela qu'ils dorment à
terre ou dans l'eau (4).
La nécessité du sommeil est donc établie pour
tous les mammifères, mais pour explorer plus avant
l'utilité de ce comportement, il nous faut examiner les
résultats des expériences de maintien forcé de l'activité
dans tout le règne animal.
Debout les crabes !
L a privation de sommeil
entraîne une dégradation des performances intellectuelles
chez les humains, mais l'intensité de ce dysfonctionnement
montre une grande variabilité individuelle et ne semble pas
pouvoir se généraliser à d'autres espèces: elle n'a pas été
mise en évidence chez les rats, les oiseaux et même chez
les mouches drosophiles. La privation de sommeil n'est donc
pas nécessairement accompagnée d'un temps de récupération,
ce caractère pouvant même constituer une « exception
mammalienne ». En effet, les études réalisées sur les
oiseaux, dont le pigeon en particulier, ont montré qu'il
est possible de priver cet animal de sommeil pendant 10
jours sans pour autant que se mette en place un sommeil
compensateur (ce qui est confirmé par un taux constant
d'ondes lentes). Cette absence de compensation a pu être
mise en évidence dans d'autres familles d'animaux, des
poissons aux insectes comme la drosophile ou les cafards,
bien que les études réalisées à ces niveaux soient très
rares.
Qu'il est doux de ne
rien faire...
Une des façons d'expliquer
l'émergence du sommeil mammalien serait de voir en ce
dernier un comportement protecteur pour les individus:
lorsque ces derniers ont satisfait leurs besoins primaires
(nourriture et reproduction), il serait bien moins
dangereux pour eux de rester immobiles et inconscients que
de déambuler dans leur milieu au risque de rencontrer
quelque prédateur susceptible d'abréger leur existence
avant terme. Toutefois, si le sommeil était un simple
comportement, alors il devrait exister des animaux qui ne
connaissent pas le sommeil, et même les auteurs favorables
à cette hypothèse (5) reconnaissent que " le sommeil
est présent et strictement régulé chez toutes les espèces
animales où il a été étudié avec soin, à ce jour ».
Il subsiste cependant quelques
contre-exemples énigmatiques, comme la grenouille-taureau
qui, outre sa tendance à envahir les campagnes françaises,
présente la particularité de ne jamais entrer en sommeil et
donc de demeurer toujours aussi active. On peut, sans doute
à juste titre, douter de l'intensité des efforts cérébraux
de cet animal, mais comme même les poissons des récifs
montrent des phases de repos compensateurs
assimilables au sommeil, il est logique de se demander si
le sommeil, pour indispensable qu'il soit, résulte d'une
simple fatigue cérébrale ou est un des composants d'une
nécessité physiologique liée à l'organisation du système
nerveux, ce qui expliquerait en partie les diversités de
ses manifestations dans des espèces dont le système nerveux
est lui aussi organisé de façon différente.
Une nécessité cellulaire ?
Le déclenchement du sommeil
à des moments inopportuns par des causes aussi variées que
les décalages horaires, un repas plantureux invitant à la
sieste, où l'ennui, nous montre qu'il doit exister des
mécanismes variés initiateurs de l'état de somnolence, et
que fatigue n'en est donc pas toujours à l'origine
Le manque de sommeil perturbant le métabolisme énergétique
de nombreuses régions du cerveau (ce qui montre son effet
délétère) il est pas possible de soutenir alors l'hypothèse
d'un sommeil purement accessoire, sans but, d'intérêt nul:
le sommeil doit correspondre à une ou plusieurs fonctions
essentielles, mais lesquelles? Sa présence dans des lignées
évolutives très éloignées montre qu'il est probablement
apparu plusieurs fois au cours de l'évolution des
organismes.
Les animaux unicellulaires ont, souvent, une activité
permanente, parfois dépendante du rythme des jours et des
nuits. Cette dépendance aux rythmes naturels est totale
dans le monde végétal (par force!) mais éminemment variable
dans le règne animal. Alors que les insectes montrent une
dépression périodique de leur activité, les vertébrés ont
été plus étudiés, et le sommeil apparaît comme un caractère
convergent, apparu indépendamment dans de nombreuses
lignées. Ainsi, oiseaux et mammifères ne partagent aucun
ancêtre commun exclusif, mais présentent un sommeil
comparable, avec présence d'une phase paradoxale. D'après
R. Jouvet (6), ce caractère serait lié à l'endothermie
(température intérieure stable) qui se serait accompagnée
de la perte de la capacité de régénérer les neurones
endommagés. Le sommeil paradoxal permettrait alors de
« régénérer » périodiquement le fonctionnement
cérébral et de développer des circuits neuronaux
spécifiques dans lesquels s'ancrerait la spécificité
individuelle. Malheureusement pour cet auteur, depuis ses
publications il a été clairement établi que les neurones
sont parfaitement capables de se reproduire et de se
régénérer, au moins chez les oiseaux chanteurs (ainsi que,
dans une moindre mesure, chez les humains). L'existence de
cette neurogenèse met à mal son hypothèse, mais laisse
penser que le sommeil paradoxal est bien une réponse,
découverte deux fois par l'évolution, à un problème que,
pour le moment, nous ne comprenons pas clairement.
Chez les poissons, de grandes
différences existent, selon les espèces et les milieux de
vie, mais une dépression périodique de l'activité a été
mise en évidence. Les amphibiens ainsi que les tortues,
lézards et autres crocodiles possèdent un sommeil
correspondant au « sommeil lent » des mammifères,
mais qui est parasité par l'influence de la variation de
leur température centrale, laquelle conditionne le niveau
d'activité de leur métabolisme. On doit noter toutefois,
dans les différents groupes, l'existence de grandes
variations selon les espèces: grenouille-taureau,
mammifères marins et oiseaux migrateurs montrent des
adaptations physiologiques allant de l'absence de sommeil
« réel » à un sommeil alternatif des hémisphères
cérébraux sans phase paradoxale.
Ce développement séparé
d'une réponse physiologique commune à la suite d'une
pression de sélection comparable explique les
ressemblances, mais aussi les différences sensibles, entre
les cycles de l'activité cérébrale d'animaux aussi
différents que la mouche et le chat. Il serait donc plus
juste des parler des sommeils, tant la phase paradoxale,
présente seulement chez les mammifères, présente de
similitudes avec l'état de veille. Les troubles du
comportement en sommeil paradoxal (dont le plus célèbre est
le somnambulisme) permettent de confirmer l'existence de
cette « troisième voie » de l'activité cérébrale.
Ainsi, M. Jouvet a étudié dès 1965 le comportement de chats
sur lesquels il avait réalisé de légères lésions du
tronc cérébral entraînant la suppression de la paralysie
des muscles (atonie) qui accompagne le stade paradoxal. Il
eut la surprise de constater que lorsque le début du stade
paradoxal était repéré sur les enregistrements
encéphalographiques, l'animal, maintenant ses yeux fermés
au moyen de sa troisième paupière (membrane nictitante)
relevait la tête, semblait regarder autour de lui et
présentait ensuite des comportements variés
caractéristiques de l'état de veille (marche, poursuite
d'objet imaginaire, exploration, peur, toilettage...) tout
en restant insensible à toutes les stimulations auditives
ou visuelles. Ces comportements montrent que l'animal,
momentanément aveugle et sourd, se retrouve plongé dans un
monde perceptif virtuel généré par son activité cérébrale
et dans lequel il agit en mobilisant les mêmes circuits
cérébraux que ceux utilisés pendant l'état de veille, seule
la paralysie musculaire automatique liée à ce mode
d'activité cérébrale lui évitant de se déplacer réellement
et de « vivre » ses rêves, que les spécialistes
du sommeil ont nommés les rêves agis.
in memoriam
Le cerveau étant l'organe souffrant le
plus du manque de sommeil, ont peut se demander pourquoi
les cellules du cerveau en ont besoin. Le cerveau contient
deux types de cellules: les neurones, célèbres cellules qui
traitent et font circuler les impulsions nerveuses, et les
cellules gliales, obscurs tacherons vite oubliés des
manuels d'anatomie, qui les soutiennent et les nourrissent.
Chez la souris, certaines zones du cerveau voient leurs
cellules gliales "refaire le plein" en glycogène pendant le
sommeil, durant lequel pourrait aussi se produire
l'élimination de composés molécules toxiques (comme des
radicaux libres) générés pendant l'état de veille.
Des gènes spécifiques différents sont activés pendant la
veille (stimulation de métabolisme énergétique, réponses
aux stress cellulaires et renforcement des liaisons
synaptiques) et le sommeil (dépression synaptique,
métabolisme des lipides et synthèse et entretien des
membranes cellulaires). Cette activité différentielle
périodique conforte l'hypothèse la plus connue (mais qui
n'en est pas pour autant validée) sur le rôle du sommeil:
alors que pendant la veille les connexions entre neurones
sont favorisées, stimulées jusqu'à atteindre un maximum; la
"consolidation" de ces connexions nécessiterai une autre
période d'activité différente, celle du sommeil, permettant
aussi de "réinitialiser" les différentes synapses des
réseaux de neurones stimulés. Le système nerveux,
déconnecté de son environnement, stimulerai aussi les
synapses inutilisées pendant la journée. Cette stimulation
serait impliquée dans la mémorisation des événements et des
connaissances, le cerveau rejouant « en interne »
pendant la nuit les événements qu'il a vécus en relation
avec l'environnement extérieur à l'organisme pendant la
journée. En effet, les réseaux de neurones actifs pendant
l'apprentissage sont aussi ceux qui fonctionnent pendant le
sommeil (7),
participant peut être à la création de nouveaux réseaux
sélectionnes pendant la journée (8). Des mécanismes similaires
seraient également à l'oeuvre au cours de la croissance et
du développement du système nerveux.
Une rapide revue phylogénique indique donc que le sommeil,
plus qu'un comportement, est une réponse à une nécessité
liée au fonctionnement cérébral. De plus, même chez les
mammifères, on peut constater qu'il est particulièrement
développé chez des prédateurs situés au bout de la chaîne
alimentaire (félins), qui ne courent donc pas le risque de
devenir des proies en restant actifs. Il semble bien que,
plus qu'une façon d'éviter les dangers, on puisse
considérer le sommeil comme une façon de réguler les
dépenses énergétiques de l'organisme: alors que son
importance reste limitée chez les espèces hétérothermes, où
la température joue un rôle prépondérant sur l'activité
métabolique (et peut, dans une certaine mesure, être
régulée par tout un ensemble de comportements) ce mode de
gestion de l'énergie devient prépondérant chez les espèces
homéothermes, cela culminant avec les animaux hibernants,
mais aussi avec les mammifères marins qui, vivant dans un
milieu dont la conductivité thermique est bien plus élevée
que celle de l'air, ont développé un mode de restauration
et de gestion de l'activité cérébrale extrêmement
particulier.
Le sommeil constitue donc une réponse non pas à un seul
problème, mais à un ensemble de problèmes rencontrés dans
des milieux variés et dans des groupes évolutifs
extrêmement dissemblables (9). Il constitue une réponse à
la fois aux nécessités du fonctionnement permanent du
système nerveux et au déroulement des processus de
mémorisation mais aussi à la gestion du fonctionnement de
l'organisme et à celui de sa consommation énergétique qu'il
permet de diminuer parfois dans des limites importantes. De
plus, il contribue à diminuer , il est vrai, la probabilité
de rencontre des prédateurs pour certaines espèces. Dans
cette optique, les divers stades du sommeil seraient autant
de réponses différentes à des problèmes spécifiques qui ne
partageraient que la nécessité de l'inconscience, totale ou
partielle, de l'individu. L'étude des mécanismes mis en jeu
lorsque l'inconscience n'est pas compatible avec la survie,
ce qui survient dans de rares espèces, devrait permettre de
découvrir pourquoi l'évolution a pu déboucher sur cette
activité qui récrée en nous un monde qui nous donne,
quelques instants, l'image d'une incertaine réalité avant
de disparaître au matin: la clé des rêves est peut être
nichée dans le cerveau de l'oiseau qui vous réveille de son
chant...
R.Raynal
Références
1 - Walker
J.M., Glotzbach S.F., Berger Rj., Heller H.C.
leep and
hibernation in ground squirrel (citellus spp):
Electrophysiological observations.
m. J. Physiol, 233, R 213-221,
1979.
2
- Ridgway S, Carder D, Finneran J, Keogh M, Kamolnick T, et
al. Dolphin continuous
auditory vigilance for five days. J Exp Biol 209: 3621-3628,
2006
3 -Siegel J.Continuous activity in
cetaceans after birth Nature 435, 30/06/2005, 1177.
4 - Mukhametov L.M.
Sleep in marine
mammals
n Borbely
A.A., Valatx J.L. (eds). Sleep mechanisms, Exp. Brain Res.,
Suppl 8, 227-236, Springer,
Heidelberg,1984.
5
- Cirelli C, Tononi G. Is sleep
essential? 2008, PLoS
Biol 6(8): e216.
doi:10.1371/journal.pbio.0060216
6 - Jouvet M. Le sommeil paradoxal
est-il le gardien de l'individuation psychologique?
Can. J. Physiol. 42, 148-168,
1991. et Jouvet M. Acta Psychiat. Belg., 94, 256-267 ,
1994.
7
- Wilson MA, Mc Naughton BL. Reactivation of
hippocampal ensemble memories during
sleep. Science 265,
1994, 676-679. 111
8
- Tononi G, Cirelli C. Some considerations on
sleep and neural plasticity. Arch Ital Biol 139: 2001,
221-241.
9 - Bauchot R. La phylogénie du
sommeil chez les vertébrés
Année Biol, 23, 367-392,
1984
Pour aller plus loin:
S'il existe de
nombreuses publications en français sur le sommeil, on
trouve cependant, comme (trop) souvent, très peu de travaux
en français reprenant le sujet de cet article. Pour une
revue complète du sommeil à travers le vivant, je ne peut
que conseiller à ceux qui lisent l'anglais un remarquable
article de J.M. Siegel disponible gratuitement ici:
http://www.npi.ucla.edu/sleepresearch/2008/08%20do%20all%20animals%20sleep%20final.pdf